Théâtre Rialto, Avenue du Parc, le 1er avril 1936. Au niveau de la rue, des espaces commerciaux, dont le bureau de prescriptions d’une pharmacie, participent à l’animation de l’avenue du Parc. En 2024, les espaces commerciaux du rez-de-chaussée ont été fusionnés et transformés en salle de réunion. Archives de la ville de Montréal, VM94-Z119 et photo Maude Bouchard-Dupont
Inauguré ce même jour en 1924, le somptueux théâtre — un « palace de quartier » comme on dit, est l’un des grands symboles de l’âge d’or des cinémas à Montréal.
Un rêve réalisé
« Quand j’allais à l’université McGill au début des années 1980, je prenais l’autobus sur l’avenue du Parc. Je voyais le théâtre Rialto et je me disais : un jour, je vais acheter un immeuble comme celui-là, » raconte Ezio Carosielli en entrevue lors d’une visite au Rialto en novembre dernier.
Quelques années plus tard, en 1988, c’est au Rialto qu’il invite sa future épouse, Luisa Sassano, pour un premier rendez-vous. « J’ai choisi les deux films que nous allions voir : Murder by Numbers et Cowboys Don’t Cry. Depuis ce soir-là, je n’ai plus le droit de choisir les films lorsque nous sortons au cinéma », se rappelle M. Carosielli en souriant.
Au fil des ans, Ezio Carosielli devient un avocat et un homme d’affaires prospère, propriétaire d’une dizaine de garderies. En mars 2010, il réalise le rêve d’acheter le Rialto avec son épouse.
Un grand défi les attend : conserver cet immeuble patrimonial et ses intérieurs protégés selon les règles de l’art tout en assurant sa viabilité.
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Un peu d’histoire
Le Théâtre Rialto est construit en 1923-1924 par une société privée, près de l’intersection des avenues du Parc et Bernard. Pour le concevoir, l’architecte montréalais Raoul Gariépy s’inspire de la façade Beaux-Arts du célèbre Opéra Garnier à Paris ainsi que du New Orpheum Theatre de Kansas City.
Le somptueux décor intérieur néo-baroque est d’Emmanuel Briffa, décorateur réputé originaire de Malte. Le Rialto est l’une de ses premières œuvres dans la métropole et la mieux conservée au Canada.
Une première soirée réussie
Le samedi 27 décembre 1924, le somptueux Théâtre Rialto est inauguré en présence du maire de Montréal, Charles Duquette. Tout le gratin est au rendez-vous. Près de 500 personnes se pressent aux portes au point où la police devra intervenir pour maintenir l’ordre, rapporte les journaux le lundi suivant.
Plusieurs artistes en vue, dont le célèbre pianiste de jazz originaire de Pointe-Saint-Charles, William Eckstein, offrent une prestation haute en couleur, qualifiée par le journaliste de La Presse de « véritable fantaisie musicale ».
Adapté du roman Belonging d’Olive Wadsley, le film muet « In Every Women’s Life » (La vie et la mort ont croisé le fer) mettant en vedette Virginia Valli est présenté à l’inauguration du Rialto. Il est suivi de quelques court-métrages comiques et comédies de Noël accompagnés avec brio par le pianiste Eugène Maynard.
L’auditoire sort du théâtre enchanté de la soirée et bien décidé à revenir bientôt au Rialto.
De la prospérité aux difficultés
Le Rialto en 1985. Plusieurs commerces grecs occupent les locaux du rez-de-chaussée. Annonçant des films grecs, la marquise ornée d’une étoile et l’enseigne lumineuse « Rialto » au-dessus datent de 1942. Aujourd’hui disparue, l’enseigne « Rialto » semble avoir été démantelée en 2007. Photo de Mark Ruwedel, Collection de la Cinémathèque québécoise, 2005.0786.PH
Le Rialto, ce n’est pas seulement un cinéma. À l’origine, il est conçu comme un lieu multifonctionnel. En plus de sa salle principale (1 174 places), il compte deux grandes pièces pour l’organisation d’évènements à l’étage ainsi qu’un billard au sous-sol et des espaces commerciaux au rez-de-chaussée.
Si le théâtre s’adapte assez aisément à l’avènement du cinéma parlant au tournant des années 1930, l’arrivée de la télévision en 1952 annonce le début de la fin pour de nombreux cinémas de quartier.
À l’image du Regent, également sur l’avenue du Parc, le Rialto adopte en 1967 une programmation spécialisée adaptée à l’importante communauté grecque du quartier. De nombreuses fêtes et mariages s’y déroulent aux salles à l’étage. Mais le départ graduel de la diaspora hellénique vers la banlieue engendre une baisse des fréquentations.
Un projet controversé
En plein déclin, le Rialto est acheté par Elias Kalogeras en 1983. Le promoteur rêve de démolir l’intérieur du cinéma pour aménager un centre commercial de luxe portant le nom de L’Atrium du Parc. Ce projet suscite l’indignation de la population et des groupes en patrimoine, comme Sauvons Montréal et Héritage Montréal, qui se mobilisent.
En 1988, la Ville de Montréal emploie les pouvoirs que la loi venait de lui offrir en 1985 et cite le Rialto comme monument historique. En 1990, ce sera au tour du gouvernement du Québec de le classer, assurant par cela la protection de ses décors intérieurs d’intérêt. En 1993, il est désigné lieu historique national du Canada.
C’est dans ce contexte que le Comité des citoyens du Mile End milite pour que la Ville de Montréal en fasse l’acquisition pour en faire un centre communautaire interculturel. Bien que le projet reste sur les tablettes, les statuts municipal et provincial protègent le Rialto et ses intérieurs de la démolition.
Place aux spectacles
Bien que le plan de centre commercial tombe à l’eau, le propriétaire tente néanmoins de rentabiliser les espaces de plusieurs façons. Le théâtre est utilisé comme cinéma, salle de spectacle et d’évènements, studio de danse, gymnase, boîte de nuit et restaurant de grillades.
Au tournant des années 1990, le Rialto présente des films de tous genres confondus, de Bach et Bottine à The Rocky Horror Picture Show. Si le cinéma ne rencontre pas le succès escompté, les spectacles de groupes de musiques émergents font souvent salle comble.
Alors en rénovations, les Foufounes Électriques décident de déplacer le spectacle de Nick Cave au Rialto le 13 février 1989. « Après ce premier succès, les « Foufs » ou des producteurs comme Blast Production, DKD ou Fogel-Sabourin choisissent le cinéma de l’avenue du Parc pour leurs shows », précise par courriel Jean-François Hayeur, responsable du projet de recherche autonome Montréal Concert Poster Archive.
Bad Brain, The Cramps, Front 242, Nitzer Ebb, Public Enemy, The Pixie, The Ramones et d’autres montent ainsi sur scène et redonnent vie à l’ancien théâtre des années 1920.
Le Rialto est à vendre
Au fil des ans, le propriétaire réalise de nombreuses interventions qui ne sont pas toutes soucieuses des décors intérieurs signés Briffa, ni des règles en vigueur, en particulier au chapitre des autorisations et permis requis. Comme le Rialto est classé, ces rénovations non autorisées entraînent plusieurs interventions du ministère de la Culture et des poursuites judiciaires.
Le peu de soucis pour le patrimoine, de même que la perspective de l’ouverture prochaine d’une boîte de nuit dans le Mile End, ne sont pas sans indigner les gens du quartier. Ces derniers manifestent leur mécontentement le 3 octobre 1999. Le Rex Club ferme après 18 mois d’opération.
À la suite de travaux illégaux qui provoquent un litige en Cour supérieure, le Rialto accueille brièvement un restaurant de grillades de 2005 à 2007. Ne rencontrant pas le succès espéré, Elias Kalogeras cherche alors à se départir de l’immeuble patrimonial. Finalement, c’est en 2010 que se présente un acheteur sérieux et prêt à redonner vie au vénérable théâtre.
Une réhabilitation réussie
Des millions de dollars furent nécessaires pour rendre au Rialto son intégrité et son lustre, mais aussi réparer certaines interventions mal avisées. Ezio Carosielli refuse toutefois de blâmer son prédécesseur.
« Je revois régulièrement Elias Kalogeras. Une partie de ce qu’il a accompli est positif, » considère Ezio Carosielli en entrevue, rappelant que certains travaux qu’il a effectués ne sont pas irréversibles. Par exemple, le plancher incurvé du parterre est toujours intact sous le parquet en bois.
En visite dans les espaces du Rialto, l’actuel propriétaire nous donne l’exemple de la mise à niveau du parterre réalisée par M. Kalogeras, de même que l’ajout d’une cuisine sous la scène, deux modifications qui permettent aujourd’hui la tenue de nombreux évènements et de faire revivre l’immeuble patrimonial.
En revanche, le choix de peindre en rouge une grande partie des décors de Briffa et en bleu les fenêtres en façade n’était pas si heureux. D’importants efforts ont été nécessaires pour retourner aux couleurs d’origine.
Une façade détériorée
En 2010, restaurer l’immeuble patrimonial semble une tâche de titan. S’alliant à l’architecte Pierre Beaupré, grand passionné des cinémas de cette époque, les nouveaux propriétaires réalisent, au gré de leurs moyens, d’importants travaux de restauration des intérieurs. Du même élan, la mise aux normes des équipements est réalisée pour la tenue d’évènements.
L’un des grands défis du projet est la magnifique façade en pierre artificielle. Fortement détériorée, celle-ci se détache du bâtiment par un important écart, nous explique le propriétaire devant l’immeuble.
En 2015, la firme St-Denis Thompson, spécialisée dans les travaux d’enveloppe et de maçonnerie sur des immeubles patrimoniaux, réalise le délicat travail de remplissage, de rejointoiement et de colmatage des fissures.
Certaines sections de la maçonnerie ont été démontées et replacées, d’autres réparées. Noircie par le temps, la façade a été aussi nettoyée pour retrouver l’éclat de sa jeunesse.
Les fenêtres en bois et la toiture sont également restaurées. De tout ce vaste projet, seuls les travaux touchant la façade du Rialto ont bénéficié d’une subvention gouvernementale.
Les leçons d’un succès
Malgré les travaux, le Rialto reste ouvert. Pour redonner vie à un immeuble patrimonial et assurer de sa pérennité future, il est primordial d'être rentables selon Ezio Carosielli. Pour l’homme d’affaires, le Rialto ne peut pas dépendre de subventions qui fluctuent d’un gouvernement à l’autre.
Très tôt, M. Carosielli s’occupe lui-même de la location des espaces. « Je n’avais jamais fait ça auparavant. Contre toute attente, j'ai adoré ce rôle : rencontrer des artistes, organiser des tournages, être au cœur de l’action. C’est le plus beau métier que j’ai exercé durant ma carrière. »
Assez rapidement, il est évident que le seul cinéma ne peut plus faire vivre l’édifice historique. Les fonctions de diffusion et d’évènements prennent le relais et deviennent graduellement la voie d’avenir.
Post-pandémie, les affaires reprennent à grand train avec une affluence deux fois plus élevée qu’en 2019, grâce notamment à plusieurs productions américaines.
« Si une salle n’a pas été louée pour une date en particulier, je n’ai pas de problème à permettre à un organisme ou un comité de l’utiliser. La rentabilité est importante, mais ce n’est pas tout non plus. Le Rialto doit rester accessible, fait valoir Ezio Carosielli. Sans l’appui et l’accueil des gens du quartier, notre projet n’aurait jamais pu se réaliser. »
« Le Rialto est un bâtiment extraordinaire du patrimoine montréalais et maintenant, en plus, il est centenaire et en pleine forme ! », résume Dinu Bumbaru, directeur des politiques à Héritage Montréal. Grâce à l’entretien et aux travaux des dernières années, il a le bonheur d’être un lieu vivant, notamment le soir avec sa façade éclairée et sa belle marquise illuminée. On voit de la rue qu’il se passe toujours quelque chose dedans. »
Le patrimoine comme leg
Fort de cette première réussite, le groupe Carosielli fait l’acquisition d’autres immeubles patrimoniaux vulnérables pour en faire des salles de spectacles et lieux événementiels, mettant ainsi en valeur leurs intérieurs remarquables.
C’est ainsi que l’édifice grandiose de la Banque Canadienne Impériale de Commerce dans le Vieux-Montréal devient le Théâtre Saint-James, l’église Saint-Vincent-de-Paul dans le Centre-Sud prend le nom de Théâtre Cartier.
Leur dernier projet dans Hochelaga-Maisonneuve, l’église du Très-Saint-Rédempteur, portera bientôt le nom de sa rue : le Théâtre Adam.
« À 100 ans, le Rialto est la plus jeune de nos acquisitions. Le patrimoine, c’est ce qu’on lègue à la génération suivante. Nous avons eu de nombreux défis de restauration, c’est vrai, et ce n’est pas encore terminé. Mais il ne faut pas tout faire, il faut laisser la chance à la génération suivante de relever leurs propres défis, » conclut M. Carosielli en souriant.
Pour mieux connaître les démarches pour sauver les théâtres patrimoniaux montréalais depuis les années 1970, lisez l’article d’Héritage Montréal « Quel avenir pour nos anciens théâtres ? » publié ce weekend sur le site web du Journal.
Pour en savoir plus
Article sur le Rialto dans les archives de journaux, Montréal Concert Poster Archives (2024)
Article d’Héritage Montréal « Le cinéma Beaubien en trois temps » (2023)
Article d’Yves Desjardins tiré de L’Avenue du Parc et son histoire sur « Les édifices patrimoniaux » portant notamment sur le Regent et le Rialto [pp. 138 à 144] (2023)
Thèse de maîtrise (Études urbaines, UQAM), « La requalification du patrimoine à l'échelle du quartier à Montréal : les anciens théâtres-cinémas et le cas du théâtre Rialto » par Giulia Verticchio (2020)
Article d’Héritage Montréal sur l’histoire des cinémas montréalais (2020)
Vidéo d’Ezio Carosielli sur le Rialto présentée pour l’Opération patrimoine, Héritage Montréal et Ville de Montréal (2019)
Article de la Mémoire du Mile End/Mémoires des Montréalais (MEM) sur l’histoire du Rialto, (2018)
Vidéo d’Héritage Montréal de l’InspirAction sur le Rialto (2017)
Livre de Pierre Pageau. Les Salles de cinéma au Québec, 1896-2008. Québec, Les Éditions GID. (2009)
Rapport d’Héritage Montréal, La réutilisation des anciennes salles de cinéma à des fins culturelles : étude effectuée par Héritage Montréal pour la Ville de Montréal et le ministère des Affaires culturelles du Québec. 97 p. (1989)
Rapport de Jocelyne Martineau, Les salles de cinéma construites avant 1940 sur le territoire de la Communauté urbaine de Montréal, Montréal, ministère des Affaires culturelles ; Direction du patrimoine de Montréal, 50 p. (1988)
Les magasins, les cinémas. Répertoire d'architecture traditionnelle sur le territoire de la communauté urbaine de Montréal : architecture commerciale III, Montréal, CUM, Service de la planification du territoire, 413 p. (1985)